LE  CARTEL

 

Ce qui fait la spécificité du cartel est la mise au travail qui anime ceux qui s’y engagent. Mise au travail sur un thème donné ou la lecture d’un texte fondamental.

 

À l’origine, ce mode de mise au travail, fortement investi par Lacan, était au principe même de l’Acte de Fondation de son Ecole dont le fonctionnement devait d’ailleurs entièrement reposer sur celui des cartels constitués. Le cartel répondait à une structure donnée qui regroupait 3 à 5 personnes +1 engagées à travailler ensemble. Si le terme de cartel évoque le 4, Lacan l’avait surtout retenu parce qu’il renvoyait à celui de Cardo signifiant le gond dont il espérait que chacun en saisirait l’esprit. Lacan avait d’autant plus investi cette forme de travail qu’au moment où il avait fondé, en 1953, la Société Française de Psychanalyse (SFP) avec Daniel Lagache, le 5 septembre de cette même année, il écrivait à son frère combien il en était tonifié et allait pouvoir faire l’enseignement qu’il voulait, ce qui s’était soldé une fois de plus par un échec pour lui. . La participation à un cartel devant signer l’engagement de chacun à y travailler, elle était certes la condition pour être admis dans son Ecole mais ce qu’il aurait vraiment souhaité c’est que l’admission dans son Ecole ne se fasse pas à titre individuel mais au titre d’un cartel. Il semblerait toutefois que fort peu de personnes en ait saisi l’importance et la portée et ça n’a pas véritablement fonctionné ainsi. Il est certain qu’une telle mise en place ne pouvait pas se réaliser du jour au lendemain en dépit de la bonne volonté de la plupart des membres de cette Ecole mais si on en juge par les propos qui ont pu s’échanger lors de Journées consacrées aux cartels en 1975, il semblerait que la limitation du nombre des participants et surtout le terme de +1 n’aient absolument pas été compris et évalués à leur juste valeur.

La structure du cartel telle qu’il l’avait mise en place, répondait chez Lacan au souci d’éviter deux écueils : le totalitarisme comme le libéralisme. Formulation certes un peu abrupte mais qui impliquait implicitement la condamnation de tout commandement, de toute chefferie, de toute attitude magistrale de l’une des personnes d’un cartel ou, à l’inverse, la mise en avant de l’égalité fictive du libéralisme, ce qui vient ré-interroger la fonction du +1, d’autant qu’aujourd’hui, la personne qui prend en charge un cartel a encore parfois tendance à confondre cette responsabilité avec le rôle de chef ou de leader.

En ce qui concerne la limitation d’un petit nombre de participants  – essentielle pour Lacan -  il faut savoir qu’au moment de son Acte de Fondation, ce qui lui en avait inspiré l’idée c’est qu’un groupe trop grand comporte en soi des limitations telles qu’il n’y a pas grand-chose à en attendre pour un progrès réel sur les effets de l’analyse. En outre, cette structure à 3 +1 éléments était, sans qu’il le sache alors, une anticipation de ce qu’il a tenté d’articuler par la suite sous la forme du nœud borroméen : le X+1 étant ce qui définit précisément le nœud borroméen. Si on retire le 1 qui, dans le nœud est quelconque, on en obtient l’individualisation complète, càd que ce qui reste – le X en question – ce n’est plus que de l’1 par 1. Autrement dit, dans un groupe, où les éléments y interviendraient au titre de l’1 par 1, ce groupe – à moins d’être mort – ne pourrait pas tenir longtemps puisque il ignore le temps, il ignore le rythme et la ponctuation. Ce qui nous laisse entendre que ce qui fait vivre et fait tenir ensemble les membres d’un cartel c’est, en effet,  bien ce +1 si difficile à saisir.

 

Au moment de son Acte de Fondation, Lacan n’avait abordé ce +1 que sous la forme de ce qui constitue à proprement parler le sujet qui est un 1 en +, toujours méconnu mais néanmoins toujours présent sous des formes quelconques qui peuvent être incarnées ou non. Ce qui avait inspiré Lacan dans son élaboration c’était la lecture des Principia de Russell où ce dernier énonçait que les mathématiciens ne savaient pas de quoi ils parlaient. Lacan avait alors proposé – non sans avoir en quelque sorte obtenu l’approbation de mathématiciens – de modifier cette formule en disant « les mathématiciens ne savent pas de quoi ils parlent mais ils savent par contre très bien de qui ils parlent ». Substitution donc d’un « de qui » au « de quoi ». Ce « de qui » pouvant se supporter d’un nom, d’une référence et de l’appeler alors « la mathématique » ce qui était en quelque sorte lui donner la valeur d’une personne… ce qui souleva pas mal d’objections, notamment sur le fait que Lacan puisse dire de « la mathématique » qu’elle était un sujet. Lacan estimait toutefois que de considérer « la mathématique » comme une personne était quelque chose qui pouvait tout à fait se tenir dans la mesure où une personne peut être considérée essentiellement comme ce qui est substance pour une pensée, substance qu’on appelle pensante. La mathématique c’est le +1 de tout ce qui est mathématicien et toute la communauté mathématicienne est rompue s’il n’y a pas ce +1. En outre, à « la mathématique », les mathématiciens ils y croient.  Y croire, c’est ce qui définit un mathématicien. Y croire, ce n’est pas la même chose que de « croire en.. », c’est pourquoi Lacan a pu dire qu’au symptôme, on y croit, de sorte qu’il serait assez porté à penser que « la mathématique » est un symptôme - tout comme une femme – proposant alors que ce soit sous la forme Plus-Une que ça finisse par se supporter.  Le mathématicien sait, en effet, très bien quand ça passe et quand ça ne passe pas. Auprès de quoi ? Auprès de qui ? Ce n’est pas la communauté mathématicienne qui en sera juge. La preuve en est que les avancées de Cantor furent très mal accueillies par la communauté mathématicienne, ce qui ne l’a cependant pas empêché de continuer. Il  avait affaire à « la mathématique ». Daniel Sibony, sous l’éclairage de ce qui avait pu s’échanger au cours des Journées consacrées aux cartels et de ce que Lacan essayait d’avancer pour tenter de faire saisir à son auditoire ce qu’était ce +1, en a proposé une approche au cours de laquelle le terme d’infinitude latente a retenu toute l’attention de Lacan dans la mesure où ce terme répondait exactement à ce qu’il voulait faire entendre.  Dans le dialogue qui s’est poursuivi entre Lacan et D. Sibony, nous retiendrons que le +1 d’un groupe de mathématiciens, c’est l’en-plus du théorème imminent, celui qui n’est pas encore écrit mais qui est sur le point de l’être, théorème imminent qui est là, sur le métier et va, à un moment donné, venir boucler une parole errante, ponctuer des associations libres et curieuses en attente. D. Sibony souligne que lorsque ce moment arrive, quand un théorème est écrit pour la première fois, on dit qu’on l’a tué. Il n’est pas mort pour autant et même on va pouvoir s’en servir pour faire plein de choses mais au moment où il est advenu, cet écrit est passé, l’instant d’un éclair, à la place où le manque glisse et vient lui-même à manquer. Ce +1 tient de l’objet du désir et de ce qu’il y a d’l’Un impliquant que chacun, dans un cartel, s’imagine être responsable du groupe et avoir comme tel à en répondre. C’est un point sur lequel Lacan insiste. Ce qui fait nœud borroméen nous dit-il, est en effet soumis à cette condition, que chacun soit effectivement et pas seulement imaginairement, ce qui tient tout le groupe. Il y a des choses qui peuvent donner l’apparence d’un nœud borroméen et quand même ne pas ex-sister comme telles, càd où la rupture d’une boucle n’entraîne pas la dissolution de tout le reste, le détachement de tout le reste comme 1 par 1.

 

Aujourd’hui, le fonctionnement d’une Ecole ne repose plus essentiellement sur celui des cartels constitués mais les cartels n’en demeurent pas moins très importants, leur structure et la logique de ce qui aurait dû être leur fonctionnement restent, dans leur fond, inchangées. Pour néanmoins parer aux effets imaginaires du signifiant Plus un ou Plus une, il était essentiel de reformuler la façon dont Lacan avait tenté de faire entendre ce qu’était un cartel. Il est bien évident que le pointage du réel vide, du manque à savoir autour duquel le cartel s’organise, n’a pas du tout les mêmes effets que celui d’un  Plus un. Le réel ne se prête, en effet, pas du tout à la maîtrise ou à une quelconque prise de pouvoir. Le réel forcerait plus à l’humilité qu’au renforcement des égos. Le cartel est probablement un des lieux où nous pouvons nous rendre au mieux à l’invitation faite par Lacan lui-même et souvent renouvelée par Ch. Melman à se servir de l’enseignement de Lacan, des outils qu’il n’a pas cessé de mettre lui-même continuellement à l’épreuve et qu’il nous légués, pour mieux nous orienter dans la lecture d’un texte et nous déprendre ainsi du sens vers lequel nous sommes toujours plus ou moins irrésistiblement attirés du fait de notre aliénation au langage. Le transfert de travail n’est-il d’ailleurs pas de ce ressort ? La mise au travail de chacun des participants réfléchissant, s’interrogeant, se questionnant mutuellement sur un texte pour en repérer les lignes de force, en dégager les points saillants ou points de butée, implique, par ailleurs, comme Lacan y insistait, l’engagement de chacun à se sentir solidaire des autres participants au groupe et responsable, à part entière, du groupe comme s’il avait à en répondre personnellement. Un texte véhicule certes le réel de l’enseignement de son auteur, réel qui mérite toute notre attention mais il véhicule aussi, pour les uns et les autres, une foule de questions, d’énigmes, de difficultés… singulières à chacun mais qui, d’être repérées et formulées à l’adresse du groupe en position Autre, vont ainsi se retrouver au cœur des échanges, des débats, du dialogue établi entre les membres du groupe et susciter l’émergence, la création d’un savoir inconscient latent, d’avancées éclairantes, voire de trouvailles tout en favorisant l’élaboration et la production d’un certain savoir, ce en quoi le cartel participe à l’enseignement d’une Ecole.

                                                                                                                              

                                                                                                                                                 

                                                                                                                                               M.Combet

 

                                                                                                                              

                                                                                                                                                 

                                                                                                                                           

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